Après l'annonce de Serious Poulp qui a décidé de ne pas distribuer Le 7ème Continent en boutique, la question mérite d'être posée. D'autant qu'elle survient quelques jours après le choc de voir Conan dans la liste des jeux en soldes à peine deux mois après sa livraison. Et l'envie exprimée de ne pas mettre Mythic Battles dans le circuit traditionnel.
Dans le même temps, la grosse surprise de 2016 aura été l'irruption de PixieGames sur la scène ludique avec quasiment chaque mois deux annonces de jeux "crowdfundés" qu'ils localiseront et distribueront ("grosse surprise" est certes un peu exagéré; on s'attendait depuis longtemps à ce que quelqu'un se mette sur ce créneau et on a souvent pensé que Morning Players serait un candidat idéal. Voire Edge qui avait déjà un pied dedans avec CMON et quelques autres éditeurs. Finalement, ce sera un troisième larron, surgi de nulle part mais avec énormément d'envie).
On va donc à la fois trouver plus de jeux crowdfundés en boutique et plus d'éditeurs à envisager la vie sans boutique.
Si on te frappe la joue droite, tends la gauche
2017 s'annonçait comme une année décisive pour les jeux crowdfundés. Et ça se confirme dès début janvier. La faute, directement ou indirectement, à deux bonnes claques en fin 2016.
Première grosse claque avec Mechs vs Minions qui a démontré qu'un jeu pouvait se vendre à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires sans aucun intermédiaire (et, d'ailleurs, sans non plus passer par une plateforme de financement). Tout en atteignant un niveau de qualité sans précédent pour un prix très en-dessous du marché. A relativiser, bien sûr, car aucun éditeur (même les "gros" bien établis!) ne dispose de la fanbase de Riot Games, ni de ses capacités financières. Pour autant, leur réussite donne des envies à beaucoup. Et des idées à certains.
Et puis, il y a désormais le précédent Kingdom Death: Monster (KDM), totalement hors norme et seulement disponible via la boutique éditeur à des tarifs qui tiennent plus du luxe que du ludique, qui vient d'exploser les records de KS avec sa réédition. KD:M a prouvé qu'un jeu pouvait vivre sans passer par les boutiques. Mieux : qu'un jeu hors circuit traditionnel pouvait s'enrichir, se développer, gagner en attractivité et de nouveaux joueurs tout en fidélisant sa base. Cerise sur le gâteau, KD:M a aussi démontré que le joueur "core" ne connait aucune limite financière à condition qu'on lui en donne pour son argent.
Le fait est que l'équation "on finance sur KS, on crée le buzz puis on vend en boutique" fonctionne mal. Mis à part CMON (qui a fortement ouvert son catalogue avec des titres hors KS) et Stegmaier (qui, lui, a annoncé abandonner KS pour revenir à 100% dans le circuit tradi), bien peu d'éditeurs parviennent à la résoudre.
La faute à qui ?
Ce n'est pas forcément la faute à aucun intermédiaire en particulier. Juste un système bancal. Distribuer en boutique impose de laisser l'essentiel de la marge à celles-ci (et au distributeur; auxquels s'ajoutent les 20% de TVA). Le système fonctionne par couches, chaque intermédiaire multipliant le prix du précédent. L'éditeur dépense 20 pour la fabrication, il vend au distributeur à 30 qui le revend à 50 aux boutiques qui le vendent à 100 à vous et moi (généralement 5-6 fois le coût de fabrication). Et au final, sur un jeu qu'on achète 100, l'éditeur ne marge que 10 avec lesquels il doit encore payer l'auteur, ses frais de fonctionnement, ses impôts, etc. Et on ne parle même pas des coûts de développement du jeu.
Dans le cas du crowdfunfing, le fonctionnement est globalement inversé. Sur 100 que vous versez, 10 vont partir à la plateforme et l'entreprise qui gère les paiements, 20 dans les frais de distribution et si on garde les 20 de fabrication, on arrive cette fois à 50 de "marge". Reste évidemment à payer les taxes (disons 15 en jouant le jeu légalement) et l'auteur qui touchera plus (ce qui n'est pas non plus une mauvaise chose !). Mais on arrive clairement à un résultat bien plus intéressant pour l'éditeur (sans compter que les frais d'expédition sont souvent en sus).
(Ces nombres sont purement illustratifs et oublient nombre de coûts divers mais c'est pas grave).
Dans l'absolu, rien n'interdit de profiter des deux systèmes. C'est même, le plus souvent, ce qui est fait. Car si Kickstarter permet de mieux marger, il ne permet pas à un jeu de se vendre autant qu'en boutique. Il vaut mieux un jeu qui se vend à 20.000 exemplaires rapportant 10€ chaque plutôt qu'à 5000 exemplaires à 30€ de marge. En théorie. Car, malheureusement, la réalité est moins bien faite (notez que, souvent, la marge supplémentaire réalisée en théorie servira en fait à produire assez d'exemplaires pour couvrir le marché traditionnel, le bénéfice se faisant alors, tout ou partie, sur les ventes boutiques).
Il existe en effet au moins deux obstacles directs. Et quelques indirects.
En premier, la surenchère imposée pour réussir son Kickstarter. Tous les bonus ont un coût. Il faut en offrir un peu plus pour se détacher du lot, pour convaincre les souscripteurs. Du coup, le jeu qui coûterait 20 à fabriquer va plutôt coûter 25 en réalité. Ce n'est pas un souci pour le financement, les 30 de marge peuvent supporter ce surcoût qui tient de la communication. Mais il en va autrement avec le circuit traditionnel qui multiplie par 5-6 le coût de fabrication. Impossible de vendre ensuite à 125 alors que tous les titres concurrents sont à 100. Difficile de demander à la boutique ou au distributeur de rogner sur leurs marges. Dangereux de prendre sur la marge de l'éditeur, déjà pas bien grosse; c'est pourtant ce qui se produira.
La solution est généralement de rendre ces bonus "exclusif KS" au risque que l'acheteur potentiel en boutique (ou la boutique) boude le jeu car "pas complet". Ou, de plus en plus souvent, de transformer ces bonus en extension qui sera potentiellement vendue ensuite à part. Même si, dans les faits, elle ne sera que rarement disponible en boutique faute de pouvoir atteindre des volumes de vente suffisants.
L'autre obstacle, c'est le fonctionnement même du participatif : les chiffres sont établis sur des estimations. Celui qui lance un projet estime qu'il coûtera x à fabriquer, y à livrer, z en Service Après-Vente etc. Même en se basant sur des estimations fiables, discutées et négociées, ces chiffres seront incorrects. Changement de prestataires, problèmes de fabrication, éléments à retravailler, illustrations en plus, stockage et manutention, hausse des coûts de transport, du cours du pétrole, personne à recruter... la liste est infinie et incontrôlable 6 ou 18 mois à l'avance. Là non plus, ce n'est pas très grave pour la partie crowdfunding. Mais avec le fameux x5-6 du circuit traditionnel et la petitesse des marges éditeur, le moindre surcoût peut avoir des conséquences désastreuses.
L'exemple de Conan, pour lequel la charge de travail/développement et les coûts ont été sous-estimés et les espérances de vente décimées par les lacunes éditoriales, montre à quel point même des gens bien impliqués dans le "milieu" peuvent se fourvoyer.
Sans oublier que ces deux soucis ne sont pas exclusifs. Pire, même, le premier augmente le second. Et s'y ajoute le manque de préparation des éditeurs qui se retrouvent à gérer nombre de domaines pour lesquels ils manquent de compétence et/ou d'expérience. Au final, une gentille petite bombe à retardement qui n'attend que le grain de sable imprévu.
Enfin, mais c'est peut-être le principal : les pratiques des boutiques répondent à des critères peu réalistes. Le prix est ainsi quasiment fonction de la taille de la boîte. Avec des dizaines/centaines de références alignées dans les étagères (ou sur une page web), il est quasiment impossible de vendre plus cher que la "norme", peu importe le coût réel de production. Pour des jeux financés via Kickstarter, avec une qualité/quantité de matériel souvent supérieure(s) à la production "traditionnelle", cette règle est au mieux inadaptée. Et plus probablement, à elle seule, la raison majeure de l'incompatibilité entre crowdfundé et distribué. Tout, sur KS, pousse à améliorer au maximum la qualité de son jeu. Alors que, au final, il ne sera pas possible de valoriser cet effort en boutique.
Pas de révolution sans quelques têtes qui tombent
La logique "KS puis boutique" repose aussi sur une erreur d'appréciation qui est de croire que si le jeu existe (est financé et fabriqué), il se vendra (en boutique).
Le buzz généré lors du financement n'est pas aussi efficace que beaucoup l'imaginent. Et 12 ou 18 mois après un KS, que reste-t-il de l'engouement de la campagne ? On peut certes compter sur les waouh! des soutiens qui reçoivent leur jeu mais celui-ci n'est souvent pas encore en boutique. Et quand il y est, c'est souvent sans les bonus "qu'il faut évidemment avoir même s'ils ne servent à rien". Pire, l'image que les gens ont de KS fait que, même si la version boutique est identique à celle que les soutiens ont reçu, les gens s'imaginent l'inverse. Et/ou les boutiques le craignent.
Oui, mais si c'est un succès, il se vendra bien, non ? Par un phénomène pervers, ce n'est pas garanti. Une campagne à succès attise l'intérêt mais, en même temps, elle élimine aussi des clients boutique potentiels. C'est plus encore le cas pour les projets français qui n'ont pas l'obstacle de la langue lors du financement. Et encore faut-il que ce qui est livré soit bien accueilli. On repense naturellement à Conan et son éditorial bâclé : l'amateur de participatif est habitué à prendre des risques; l'acheteur en boutique, lui, va vers des titres éprouvés, recommandés, à faible risque.
A côté de cela, les boutiques croulent sous les références des éditeurs "traditionnels". Elles ont aussi des a priori négatifs quant aux jeux issus de KS (pas forcément à tort même si la plupart datent d'un "autre temps"). Et elles ne seront généralement pas aidées dans la vente par la communication des éditeurs. Soit qu'ils sont étrangers, qu'ils ne savent pas faire, qu'ils sont déjà passés à autre chose, etc.
Et c'est bien évidemment encore pire pour les jeux "lourds" qui ciblent une clientèle "core" qui n'a franchement pas besoin des boutiques et leur conseil. Surtout que les boutiques peuvent difficilement suivre sur des jeux chers qui se vendront au compte-goutte. Peut-être. Car si le jeu a fait un carton sur KS, il s'en vendra probablement moins, le marché pour les jeux lourds et chers n'est pas vraiment extensible; nombre d'ameritrashers, en plus, sont aussi habitués aux jeux en V.O.
Rien n'empêche réellement un jeu crowdfundé de poursuivre son existence en boutique. Mais, dans les faits, les obstacles sont tellement nombreux que ce plan tient plus de l'utopie que de la réalité. Et les réalités de chaque canal, l'un poussant à créer l'exception, ce qui n'existe pas déjà en boutique (comme tous les jeux cités dans ce texte), l'autre basé sur une maîtrise des coûts, sont bien plus antagonistes que complémentaires.
Le financement de cwowd est assuré par ses membres sur tipeee. Vous pouvez aussi soutenir cwowd ponctuellement via Paypal.