Le dernier jeu de APE Games, Moa, avait de quoi réussir sur Kickstarter. Or, après une belle semaine de lancement, la campagne est à la peine et stagne à 80-85% du seuil de financement ; à tel point que le reboot est sérieusement envisagé par le porteur du projet *. Quelles sont les raisons possibles de cet enlisement ?
Moa n’est pas exempt de qualités, loin de là. Tout d’abord, c’est un jeu signé Martin Wallace, une référence dans le monde des jeux de société. Qualifié de « moyen-lourd » par l’auteur lui-même, c’est un jeu d’occupation de territoires qui reste accessible malgré les multiples choix offerts aux joueurs. On reconnaît «sa patte» dans ce jeu qui pousse le joueur à des choix risqués pour tenter de remporter la victoire.
La page Kickstarter est peu explicite à propos des règles mais il s’agit d’un jeu de majorité assez classique. Deux cartes sont tirées chaque tour, indiquant les types de terrain sur lesquels les joueurs pourront agir ce tour-ci. Les joueurs peuplent les territoires correspondant en dépensant de l’honneur (la monnaie du jeu) et gagnent des points s’ils sont majoritaires, un leader permettant de remporter les égalités. L’originalité vient des envahisseurs qui vont déferler sur vos territoires, vous attaquer et donc enlever vos birdple (oiseau-meeple ?). Vous pouvez vous défendre et les combattre mais vous pouvez aussi choisir de vendre votre territoire aux envahisseurs, ce qui vous rapportera de l’honneur (à dépenser plus tard pour un coup d’éclat) mais surtout verrouillera le territoire en empêchant quiconque d’y ajouter ensuite ses pions. Un choix difficile à faire au moment opportun. Enfin, la magie vient se rajouter permettant aux joueurs qui l’acquièrent d’utiliser de nouveaux effets.
Un jeu réussi sur la notion de colonisation.
Moa bénéficie aussi d’une jolie réalisation artistique qui colle à la thématique du jeu. Le jeu s’inspire de la colonisation de la Nouvelle-Zélande par les européens. S’il y a eu quelques conflits dus à l’arrivée massive des colons, Martin Wallace a voulu aussi considérer la démarche plus diplomatique, selon lui, entreprise par les britanniques en achetant des territoires aux tribus maoris. Les mécaniques du jeu intègrent donc ce que les historiens anglais appellent une colonisation réussie.
Dans la réalité, avec la différence culturelle sur la notion de propriété terrienne, il y a eu un certain nombre de spoliations. Pour adoucir le propos, la direction artistique s’est orientée vers une mise en scène anthropomorphique, où les tribus maoris sont représentées par les oiseaux locaux (moa bien sûr, kiwi, kakapo, kukeko, morepork etc.) et les colons européens par les mammifères : rats, belettes, opossums ou chiens. Un parti pris qui peut paraître mignon malgré une certaine dureté de trait. Mais cela est subjectif, à chacun d’apprécier ou non.
[NDLR : ce traitement permet aussi d'aborder le problème sous l'angle de l'évolution, les migrants ayant apporté dans leurs navires toute une faune à laquelle l'écosystème local n'était pas préparé. Un phénomène particulièrement intéressant à observer que l'on retrouve sur de nombreuses îles restées séparées de l'évolution sur les continents.]
Une controverse malvenue sur un passé encore récent.
En fait, ce thème original et son traitement graphique s’avèrent potentiellement piégeurs. C’est un épisode historique encore présent dans la mémoire collective néo-zélandaise. Les européens se sont installés en Nouvelle-Zélande il y a 150 ans, ce qui est peu à l’échelle humaine. Les pākehā, ces descendants des premiers européens, connaissent l’histoire de leur famille depuis leur arrivée sur l’île.
Le choix de ces animaux est quant à lui, bien plus lourd de sens et indélicat. D’une part, il y a des oiseaux locaux, en voie d’extinction ou disparus pour représenter les tribus locales, les maoris ! Ces oiseaux sont porteurs de sens, de mythes. Ils sont, pour la plupart, vénérés dans la culture maori et hautement mis en valeur par l’industrie du tourisme.
En face, il y a les méchants envahisseurs coloniaux incarnés par des rats, des belettes, etc… En Nouvelle-Zélande, ces mammifères sont considérés comme des nuisibles qu’il convient d’éliminer ! De fait, la présentation finale des protagonistes n’est pas très valorisante pour peu que l’on y fasse attention. Un membre de cwowd installé en Nouvelle-Zélande a signalé que son groupe de joueurs « Kiwi » avait réservé un accueil très mitigé à la page Kickstarter. Ils trouvent que le jeu provoque une controverse inutile et confronte l’idée acquise d’une colonisation pacifique de la Nouvelle-Zélande. Il convient de signaler que nous n’avons pas le point de vu de joueurs maoris, mais seulement de pākehā. De manière générale, les kiwis détestent la confrontation, ils ont même une expression qui dit « on ne parle pas de l’éléphant dans la pièce ». Or ce jeu évoque beaucoup trop frontalement pour eux les tensions encore existantes entre maoris et colons.
Fraîchement installé dans le pays (il a conçu le jeu en 2013, année de son installation), Martin Wallace a-t-il perçu qu’il abordait là un sujet dérangeant ? Si ce point de vue est propre à la Nouvelle-Zélande et qu’il concerne particulièrement l’Océanie, cette période d’histoire est plutôt mal connue du reste du monde et l’attrait du jeu se fera plutôt sur son exotisme…et sur la réputation de l’auteur. A l’heure où sont écrites ces lignes, il y avait à peine plus de 25 souscripteurs néo-zélandais, autant d’australiens et d’anglais.
[NDLR : il est toujours difficile de s'attaquer à ce genre de "conflit" récent. Un souci que rencontrent souvent les amateurs de wargames. Ramené à la note précédente, sur l'impact écologique de la colonisation de l'île, l'angle animalier pris par l'éditeur est au contraire très intéressante.]
Un Wallace ça va ; deux Wallace bonjour les dégâts !
La campagne Kickstarter de Moa a été lancée dans la dernière semaine de celle de Brass, un autre jeu de Martin Wallace. Pour le 10ème anniversaire du jeu de référence de Martin Wallace, l’éditeur canadien Roxley avait fait très fort en proposant une version Deluxe qui justifiait pleinement son nom. De plus, l’offre la plus intéressante de cette campagne était également la plus chère mais comprenait deux variantes du même jeu. Près de 12 000 contributeurs ont d'ailleurs pris cette option.
Si proposer un autre jeu du même auteur au même moment paraissait être une stratégie intéressante pour profiter de l’engouement autour de l’auteur, elle est peut-être finalement une des causes de l’enlisement actuel du projet. Les souscripteurs sont-ils prêts à payer pour avoir un troisième jeu estampillé Wallace, dont deux particulièrement durs à sortir ? Brass a une réputation méritée de jeu économique hardcore. Le risque que Moa prenne lui aussi la poussière sur une étagère est réel de par son thème, comme vu plus haut, et par sa mécanique «wallacienne» même si celle-ci n’est pas comparable à celle de son aîné.
[NDLR : On peut aussi s'étonner de voir un nouveau jeu de Wallace passer directement par Kickstarter. Pour un auteur aussi respecté, et apprécié, il n'y a guère de problème à trouver un éditeur (re)connu. Plus léger que sa production habituelle (ce qui n'est pas difficile ni un mal) ? Le thème qui pose souci ? Mauvais jeu ? On ne peut que spéculer...]
Après la pluie vient le beau temps ?
Pas forcément ! Et c’est ce que doit ressentir APE Games avec cette campagne. Après le succès de Petrichor, dont il est co-éditeur, APE Games se retrouve avec un projet qui n’avance pas financièrement, malgré les ristournes.
Il y a eu une remise proposée dès le début pour les souscripteurs de Dino-Rush, leur jeu précédent. Ce genre de fidélisation, on l’a noté sur d’autres projets, n’est pas forcément bien perçue et cela se vérifie ici encore. Puis, au vu du fort ralentissement de la campagne, APE Games a proposé une remise sur les frais de port aux souscripteurs de Petrichor en groupant les envois (ce qui est compromis en cas de reboot * et provoque aussi une vague de mécontentement !).
Il faut dire que les frais de port proposés «piquent» un peu. Ils vont de $11 à $17 pour l’Europe et même jusqu’à $22 pour… la Nouvelle-Zélande (initialement, les frais de port étaient même de $35, ce qui a fini d’attiser la colère des potentiels souscripteurs kiwis !). Ajoutez à cela le prix ($40) qui se situe déjà dans la fourchette haute pour ce type de jeu. Il y a de quoi hésiter, surtout si on compare avec l’offre de Brass. Last but not least, il semble que la communication soit loin d’être maîtrisée par le porteur du projet, au vu des commentaires agacés dans le fil de discussion. Que ce soit vis-à-vis des souscripteurs ou pour la promotion du jeu, cela reste un point à ne pas négliger.
En rencontrant Martin Wallace au dernier Essen, APE Games a-t-il pris un risque éditorial pour ajouter à son catalogue le prestigieux auteur ? Celui-ci avoue que Moa n’avait pas trouvé d’éditeur jusqu’alors.
Il reste à Moa moins d’une dizaine de jours et encore un peu moins de 3000 dollars à trouver pour financer. Cela est possible avec l’habituel rush de fin de campagne. Reste que pour le porteur du projet, Moa peut bénéficier d’un bien meilleur financement, ce qui irait aussi dans l’intérêt des souscripteurs. A moins d’une spectaculaire remontée, il semble raisonnable de rebooter cette campagne pour qu’elle soit mieux menée et à un meilleur moment. Car celle-ci fait aussi les frais d’un contexte Kickstarter dense, concurrentiel, riche de projets aussi intéressants que coûteux mais qui a surement puisé dans le budget des souscripteurs durant tout l’hiver et le printemps.
Je voudrais remercier Romn, membre de cwowd vivant en Nouvelle-Zélande, qui a pris le temps d’apporter de très pertinentes informations contextuelles pour enrichir la rédaction de cet article.
* NDLR : cet article avait été planifié en début de semaine précédente. Et le jour même où il devait être publié, APE Games a annoncé le reboot qui semblait inévitable et nécessaire. Changement de cap quelques jours plus tard, sous la pression des messages de souscripteurs. Ils vont au bout, peu importe le résultat final (qui sera donc financé ric-rac), revoient les frais de port et ajoutent sans attendre les Stretch Goals qui étaient prévus (et, donc, probablement retirés artificiellement). Tout cela confirme bien l'amateurisme (dans le sens péjoratif du terme) de l'éditeur qui, s'il propose souvent des jeux indés intéressants, n'est pas réputé pour son travail éditorial. Les vidéos de gameplay laisse supposer que le jeu est intéressant, un jeu de majorité accessible avec un composante aléatoire qui ne paraît pas gênante. On ne peut en dire autant du projet.
Nous publions donc cet article un peu tard par rapport à la fin du projet (dans 3 jours), avec toutes nos excuses. Mais aurions de loin préféré le faire lors du reboot qui semblait bien préférable.
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